Entretien avec Julien Welmant : Entre empathie et protection, l’attachement du soignant face à la mort
Le Dr Julien Welmant est onco-radiothérapeute, spécialisé en radiothérapie pédiatrique à l'Institut régional du Cancer de Montpellier.
Son objectif ? Apporter les meilleures solutions de traitement et de prise en charge à ses patients, de jeunes patients, atteints par le cancer. L'autre face de son quotidien professionnel est qu'avec le temps, le Dr Julien Welmant est devenu familier de la fin de vie.
Il a accordé à Sool une série d'entretiens, retranscrits et partagés ici pour aider les utilisateurs de Sool et leurs proches à vivre autrement leur approche de la fin de vie.
Aujourd'hui, Julien nous parle de l’attachement du soignant face à la mort.
Sool : Julien, comment les soignants gèrent-ils leur attachement face à la mort, notamment dans les cas où les patients deviennent plus que de simples dossiers ?
Julien : C’est une question délicate, parce qu’il n’y a pas de réponse universelle. Chaque soignant réagit différemment à la mort, en fonction de sa personnalité, de son expérience et des cas auxquels il a été confronté. Certains se protègent en prenant beaucoup de distance, d’autres s’investissent émotionnellement, parfois trop.
Personnellement, j’ai appris que trouver un équilibre est crucial. Pour nous, pour le patient, et pour les familles. On ne peut pas soigner efficacement si on est submergé par la douleur de chaque perte.
Sool : Avez-vous toujours eu cette approche équilibrée, ou est-ce venu avec le temps ?
Julien : Pas du tout. Mon premier stage en cancérologie a été en quelque sorte un choc bénéfique. J’étais jeune, peu préparé à la réalité de la mort. Je me souviens particulièrement d’une patiente, une jeune femme de 25 ans, enceinte, qui a découvert qu’elle avait un cancer du col de l’utérus. Elle a accouché par césarienne pour sauver son bébé, mais son cancer s’est aggravé rapidement. Elle revenait régulièrement pour des traitements de chimio, et, effet miroir ou non, nous avons tous fini par nous attacher à elle, à son histoire.
Le jour où elle est décédée, c’était un désastre émotionnel. Son mari était détruit, sa petite fille trop jeune pour comprendre. Je me sentais personnellement responsable de cet échec, comme si j’aurais dû faire mieux, ou faire plus. C’était insupportable. Depuis, j’ai compris qu’il fallait établir des limites.
Sool : Ces limites, comment les définissez-vous aujourd’hui ?
Julien: J’ai appris à créer une "zone d’empathie". Être là pour mes patients, les écouter, les accompagner dans leur cheminement, dans leur douleur, mais sans franchir la barrière qui me transformerait en ami ou en proche. C’est une protection saine, nécessaire pour continuer à exercer sans s’épuiser émotionnellement.
Cela ne veut pas dire que je suis insensible :certaines histoires me touchent encore profondément. Mais je sais où m’arrêter pour ne pas m’effondrer avec eux et pouvoir continuer à les soutenir.
Sool : Cette approche, est-ce quelque chose qu’on vous enseigne dans vos études ?
Julien : Pas vraiment. On a parfois des cours sur la psychologie ou les mécanismes du deuil, mais c’est très théorique. La réalité, le mur de la réalité, c’est que rien ne peut vraiment vous préparer à la mort d’un·e patient·e. Et encore moins quand il s’agit d’un enfant, ou d’un jeune adulte avec toute une vie devant lui.
Ces situations demandent de déconstruire nos propres peurs de la mort, ce qui est un travail profondément et éminemment personnel. Une formation, aussi utile soit-elle, ne suffit pas.
Sool : Vous avez parlé du "mur de la réalité". Pouvez-vous expliquer ce que cela signifie pour vous ?
Julien : C’est ce moment où vous réalisez que vous ne pouvez pas sauver tout le monde. C’est brutal, surtout quand vous débutez dans la médecine. On arrive souvent avec l’idée un peu idéaliste qu’on peut toujours faire quelque chose, qu’il y a toujours un espoir. Mais la mort fait partie du chemin, et parfois, nous ne sommes pas là pour guérir, mais pour accompagner.
Cette prise de conscience est douloureuse, mais essentielle pour continuer à exercer et à faire le deuil de l'immortalité.
Sool : Pensez-vous que les médecins qui ont peur de la mort peuvent être de bons soignants ?
Julien : C’est une question intéressante. Je pense que la peur de la mort est naturelle, même chez les soignants. Mais pour être efficace, il faut apprendre à vivre avec cette peur, à l’apprivoiser. Si un médecin est paralysé par cette peur ou s’attache trop, il risque de perdre en objectivité et en efficacité.
À l’inverse, un excès de détachement peut donner l’impression d’un médecin froid ou distant. Le défi humain, c’est de trouver un juste milieu.
Sool : Avez-vous des conseils pour les soignants débutants face à cette problématique ?
Julien : Oui. Premièrement, acceptez que vous ne pouvez pas tout contrôler. La médecine a ses limites, et ce n’est pas un échec de reconnaître cela.
Deuxièmement, prenez soin de vous. Votre santé mentale et émotionnelle est essentielle pour pouvoir prendre soin des autres.
Enfin, n’ayez pas peur de parler de vos émotions avec vos collègues ou un thérapeute. Nous avons tous des moments difficiles, et les garder pour soi peut être destructeur.
Sool : Merci Julien pour ce témoignage sincère et inspirant. Dans notre prochain entretien, nous nous retrouvons pour parler du deuil de l'immortalité.
Julien : Merci à vous, Sool, pour ces échanges. Ces questions méritent d’être posées, car elles touchent au cœur de notre humanité.